LE CORPS DE L'ENFANT A LA CRECHE

Le corps de l’enfant à la crèche


La première période de la vie peut être caractérisée par une équivalence entre sensations, mouvements et émotions, entre gestualité et images. Le corps est le lieu où vont s’exprimer les tensions émotionnelles, c’est le corps qui éprouve, contient et porte les diverses sensations et les élabore dans le système psychique. À cause de son immaturité neurosensorielle, tout ce que vit le bébé – expression, connaissance et communication – passe indistinctement par le corps. Par exemple, il traduit de manière analogue l’émotion liée à l’absence de sa mère et la désagréable sensation physique de faim. Il perçoit les deux, dans des zones corporelles précises, comme sources de tensions auxquelles il réagit par une décharge motrice globale avec de violents patterns moteurs d’extension, comme pour s’en libérer. Un tel mouvement correspond, sur le plan moteur, à la représentation des processus psychiques et fantasmatiques de projection hors de soi de ce qui est vécu comme un danger.

2 Cela traduit une certaine indifférenciation entre les composantes psychiques et corporelles des événements, qu’ils soient internes ou externes. Ainsi, le bébé n’est pas encore capable de représentations mentales ; il peut seulement réaliser des actions concrètes et l’énergie physique corporelle est utilisée comme prolongation de l’énergie psychique d’une pensée pas encore présente.

3 Puis, graduellement, avec la maturation neuropsychologique et l’impulsion vitale à aller vers l’adaptation au monde extérieur, l’activité psychique va se développer comme un pont entre la réalité interne et la réalité externe, comme la capacité à penser l’expérience corporelle et à se la représenter.

L’identité psychomotrice

4 Bientôt, avec la capacité à supporter la frustration, en attribuant une temporalité aux expériences, la fonction de penser à soi et sur soi va se substituer à la fonction primitive de sentir et agir. L’enfant apprend qu’il peut éprouver une émotion plus ou moins positive à partir d’une expérience, ou formuler un jugement (par exemple : j’aime, je n’aime pas) sans devoir nécessairement agir. Ainsi se constitue l’aptitude à la reconnaissance des émotions et à l’évaluation cognitive du « bon-mauvais », c’est-à-dire la différenciation de la réalité. L’enfant commence alors à se remémorer le passé et à attendre le futur, à se représenter mentalement les expériences corporelles, à attribuer les qualités de continuité et de répétitivité à ce qu’il vit. Il peut construire sa propre capacité à observer les objets et lui-même comme des phénomènes permanents.

5 Dans ce processus, le gribouillage et le langage verbal sont des moyens facilitant la symbolisation et des modalités privilégiées de communication. Dans le cas d’une intégration psychomotrice, l’apprentissage correspond à la réalisation d’un besoin. Non seulement celui de créer des liens concrets entre personnes et objets, mais surtout celui d’établir des relations psychiques – c’est-à-dire affectives et cognitives –, entre ces mêmes objets dont, simultanément, il perçoit l’absence et éprouve le désir.

6 L’identité psychomotrice commence à se constituer à partir du moment où l’enfant se sent exister en tant que personne tout en admettant qu’existent des objets externes à lui qui, dès lors, ne sont plus vécus comme menaçants, mais désirables et pensables. L’existence de l’individu est le fruit de la rencontre du biologique avec la pensée. Le lien fluide entre les affects, les émotions et les connaissances ne peut s’établir que lorsque l’objet peut être reconnu comme quelque chose d’externe à soi, différent de la pensée : c’est alors qu’il peut être aimé, et donc expérimenté et vécu concrètement, pensé et parlé.

La crèche, un espace transitionnel

7 La crèche peut être considérée comme un espace de transition maison-monde extérieur, affectivité-cognitivité, liens corporels-liens psychiques, comme une occasion de faciliter la séparation et l’émergence de la vie psychique. Mais à condition que ce lieu d’accueil reconnaisse les multiples besoins liés à l’évolution des enfants.

8 C’est parce qu’elle représente un espace-temps de transition entre la maison, lieu des exigences psychocorporelles et affectives, et la réalité externe à laquelle chaque enfant doit graduellement s’adapter, que les professionnels doivent proposer aux enfants un lieu et des activités rassurantes, et très chaleureuses. Ceci avant de se préoccuper des compétences adaptatives et des apprentissages. Certes, la crèche ne peut pas se substituer aux relations familiales ; cependant, pour favoriser les expériences au sein d’un espace contenant, elle peut proposer, à côté des installations destinées à soutenir les expériences pratiques, des espaces affectifs. Ce qui sous-entend aussi que les enfants transposent l’investissement affectif des parents vers les éducateurs. Naturellement, pour être capable d’accepter la perte du lien exclusif à sa mère, un enfant doit trouver un milieu cohérent, qui réponde à ses besoins physiques et psychiques, tout en lui permettant de trouver par lui-même des solutions de compensation. En effet, séparé de sa mère, il devient capable d’instaurer de nouvelles relations, en se liant à d’autres adultes. Ainsi, il apprendra à assumer des rôles nouveaux en expérimentant sa propre autonomie.

9 L’environnement et les activités doivent être organisés autrement qu’à la maison, tant en ce qui concerne les situations familières que les activités spécifiquement didactiques. On peut faire de la crèche un espace-temps où les enfants ont la possibilité de faire émerger et de structurer leur identité psychomotrice par la confrontation de différentes expériences et activités, selon les nécessités de chacun. Chacun des espaces de la crèche est fortement investi par les enfants : ils peuvent s’identifier et projeter leurs vécus selon la qualité même de ces espaces, des temps d’attente et des traces qu’ils en conservent. Chaque espace, en effet, est imprégné d’expériences, d’émotions, de relations et d’apprentissages qui déterminent la constitution de contenus spécifiques. L’adulte doit permettre à chaque enfant d’utiliser ces différents espaces selon leur spécificité en créant des situations favorables, en sachant qu’ils correspondent à des besoins précis :

  • pulsionnels, affectifs et d’enveloppe ;
  • moteurs, d’initiative, de désir agi et de séparation-individuation ;
  • cognitifs, affectivo-symboliques, comme les apprentissages à proprement parler ;
  • de créativité, transformation et contrôle de la réalité au niveau concret et représentatif ;
  • relationnels.

Dans ces espaces adaptés, les enfants pourront vivre, exprimer leurs affects, jouer des rôles et trouver une aide pour s’adapter aux différentes situations dans la mesure où chaque professionnel est témoin du degré et de la qualité de son développement et de sa personnalité psychomotrice. Mais adapter ne signifie pas laisser l’enfant rester longtemps dans un seul espace ; au contraire, les passages d’un espace à l’autre favorisent la différenciation dedans-dehors, affectif-réalité, dépendance-autonomie.

Espaces fondamentaux en crèche

10 L’expérience clinique nous conduit à préciser quatre espaces fondamentaux qui représentent, en quelque sorte, les étapes du développement psychomoteur. Ces espaces, distincts et séquentiels, sont également superposés. Leur utilisation sera un bon indicateur de la santé, ou le révélateur d’un malaise ou d’un trouble de l’identité psychomotrice.

11Espaces affectifs, lieu des soins maternels où les expériences sont vécues d’une manière tonico-émotionnelle et régressive dans la contenance et la réassurance. Un tel espace est constitué par des objets doux et chauds (couverture, foulard, coussins, petit ours, poupée) qui permettent aux enfants de vivre leur vie affective et fantasmatique dans une relation authentique avec l’adulte.

12Espaces sensori-moteurs, où les enfants peuvent vivre le plaisir de l’expérience corporelle en mouvement. Ce sont des lieux de découverte des possibilités corporelles (courir, glisser, sauter, escalader, tomber, etc.). Grâce à un matériel mobile et modulable (foulards, siège, corde, tunnel), ils procurent une expérience permettant de tisser les liens entre sensations et états tonico-émotionnels, où se fondent les notions de base comme petit-grand, haut-bas, près-loin.

13Espaces d’expression et de jeu symbolique où, dans le « faire semblant », les enfants vivent des rôles et des émotions divers, en apprenant à les contrôler, en définissant ou en construisant leur identité. La présence d’un matériel neutre (foulards, éponges) pourra favoriser l’expression des pulsions, la liberté créatrice – dans le plaisir, sans sentiments de culpabilité –, pour fonder la confiance en soi.

14Espaces de réalité, dans lesquels on retrouve deux sous-espaces : le premier favorise le contrôle du corps et de l’objet car ils y sont perçus et utilisés d’une manière objective et fonctionnelle (comme sauter dans et hors des cerceaux) ; le second favorise la représentation mentale et la parole en tant qu’expression du contrôle de la pensée (activités réalisées assis, de motricité fine, avec de petits objets). Ces derniers espaces, grâce au contrôle corporel et mental, permettent une prise de distance envers la dimension affective pour mieux s’adapter à la réalité.

15 Mentionnons encore :

  • l’espace des grands ballons qui, par leurs caractéristiques physiques et d’utilisation, permettent les expériences corporelles régressives (contact, balancement) ou d’auto-affirmation (activité fonctionnelle) ;
  • l’espace des percussions où, parmi les sons, les cris, les jets d’objets, l’utilisation d’instruments musicaux, les enfants peuvent prolonger leur corps dans l’espace, agresser l’autre d’une manière symbolique, autant de façons d’utiliser ces instruments comme médiateurs de communication ;
  • l’espace de combat par le corps à corps ou par des objets (bâtons, cordes) où les enfants apprennent à contrôler leur agressivité, expérimentent les différences corporelles entre individus et vivent, dans le dialogue, la victoire et la défaite.

Bien sûr, chaque espace et son matériel sont à respecter. Chaque objet y a sa place afin que chaque enfant puisse toujours le retrouver, comme un point de référence et de sécurité. Si chaque espace est caractérisé par une dominante, il ne faut pas que les frontières soient rigides, pour laisser à l’enfant la possibilité de passer librement de l’un à l’autre. Sans pour autant oublier que cette liberté comporte des risques de destructuration du Moi si l’adulte n’a pas une attitude de contenance sûre et consciente.

 

 

résumé

 

La première période de la vie peut être caractérisée d’une manière spécifique par la non-séparation corps-esprit. De ce fait l’enfant a tendance à réaliser des actions motrices en tant que substituts des représentations mentales non encore stables. La crèche peut alors constituer un lieu de transition permettant à l’enfant de créer un lien entre les expériences affectives de la maison et celles qu’il va devoir aborder constamment. L’espace de la crèche devrait être organisé en tenant compte de tous ses besoins : pulsionnels, moteurs, cognitifs, de créativité et relationnels. On va alors spécialiser une série d’espaces dans lesquels l’enfant, avec l’aide de l’adulte, pourra se retrouver et s’exprimer pour se développer au plan psychomoteur et construire son identité.

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